[p2p-research] analysis of the genealogy of proprietary ideology and the neoliberal model

Michel Bauwens michelsub2004 at gmail.com
Thu Sep 30 20:26:54 CEST 2010


 I am inclined to think we have here a major and very fine commons thinker
here below, i.e. Benjamin Coriat from France, with a profound and very
well-informed critique of the proprietary ideology, its tenets, and its
genealogy,

if you know French, I very strongly recommend reading it

-- 

Publié sur *Contretemps* (http://www.contretemps.eu)

*La crise de l'idéologie propriétaire et le retour des communs*

*Benjamin Coriat*

Dans cet entretien Benjamin Coriat, économiste au Centre d'Économie Paris
Nord (Université Paris 13 / CNRS) revient sur les ressorts théoriques de
l'idéologie propriétaire.

Il montre comment celle-ci est devenue une force agissantes aux effets
délétères. Étroitement associée aux mécanismes  qui ont conduit aux grandes
turbulences économiques actuelles, cette idéologie est aujourd'hui en crise.
Dans le même temps, le regain d'intérêt pour la question des communs ouvre
d'immenses ressources pour refonder une politique émancipatrice dans le
domaine économique et social.

*Contretemps** - Qu'entends-tu par « idéologie propriétaire » ? Quelles sont
les principales étapes de son affirmation ? *

L'« idéologie propriétaire », que l'on pourrait aussi appeler « utopie
propriétaire », est une des expressions majeures de la pensée libérale
actuelle. Ce n'est pas seulement un dispositif théorique, c'est également
une instrumentation du droit qui permet de déployer les arguments théoriques
en pratiques politiques, économiques et sociales. Cette affirmation
idéologique du libéralisme contemporain connaît des expressions multiples.
En matière économique la construction repose centralement sur l’idée que les
marchés sont autorégulateurs. Ainsi selon la vision qu’elle propage
l'efficience ne peut provenir que du libre jeu des marchés. Mais pour cela
il est nécessaire qu'un ensemble de droits de propriété privé soient
clairement établis et complètement garantis. Ces droits doivent être
entiers, c'est-à-dire exclusifs, toutes les autres formes de « droits
partagés » étant considérées comme des droits diminués qui font obstacle à
l'efficience.



Sous cette forme, cette idéologie est relativement récente. Dans le domaine
de la théorie de l'entreprise et des droits de propriété intellectuels – qui
constituent deux de ses expressions majeures, on peut la faire remonter à
l'article de Ronald Coase, « The Problem of Social Cost »*,* paru en 1960
dans le *Journal of Law and Economics*. L'idée centrale de cet article est
la suivante. Il y a un certain nombre de situations appelées « échecs de
marché » dans lesquels l'interaction marchande spontanée des agents privés
ne conduit pas à des solutions optimales. C'est notamment le cas pour ce que
les économistes appellent les « biens publics » : il s'agit de biens ou
services – par exemple l’information ou la connaissance scientifique – qui
ont pour caractéristique que leur usage par un individu donné ne peut
exclure l’usage par autrui (le fait de respirer de l’air ne prive pas les
autres de la possibilité d’en respirer aussi). Du point de vue marchand, ces
biens – lorsqu’ils sont produits au moyen d’artefacts – se distinguent par
le fait que leur coût de production est bien plus élevé que leur coût de
reproduction. Tel est par exemple le cas d’une connaissance scientifique.
Une fois produite une connaissance scientifique peut être réutilisée par
tous et sans coûts ; en raison de cette possible appropriation gratuite,
l'intégralité du bénéfice correspondant à l'utilité de sa production ne peut
être accaparée par le producteur initial. Ceci va donc conduire les offreurs
privés cherchant à maximiser leurs gains à se retirer de l’offre de ce type
de biens, pour laisser les rivaux investir dans sa production, afin une fois
le bien produit et mis en circulation, de capter gratuitement le bénéfice de
leurs investissements. Il en résulte comme le rappelle Arrow, que toutes les
fois qu’on se situe dans un contexte d’organisation sociale basée sur des
producteurs individuels en concurrence, *la société sera en menace
permanente de sous-production de connaissances*, chaque offreur privé
attendant que les autres assument le coût de la production de connaissances
nouvelles pour en bénéficier gratuitement. L'intervention publique est alors
classiquement requise pour pallier ces situations, dites de « déficiences de
marché », c'est-à-dire de situations dans lesquelles le libre jeu des forces
de marché ne peut permettre d’atteindre les résultats espérés.



La percée initiale de Coase est d'imaginer que, même dans ces conditions,
sous condition d’élaborer des contrats appropriés entre agents privés, des
solutions de marché plus efficaces que des mesures de réglementation externe
peuvent être mises en place. Coase reste prudent, mais envisage la
possibilité « d'internaliser » dans les transactions privés les externalités
positives ou négatives portées par les biens publics. En liant nature des
contrats (et droits de propriété qui y sont attachés) et efficience des
marchés, il ouvre une brèche théorique dans laquelle vont alors s'engouffrer
les idéologues libéraux postérieurs.



Je considère, après bien d’autres (Althusser en particulier qui a écrit
là-dessus des choses essentielles), que les idéologies ne sont pas de
simples discours. Elles consistent aussi en de véritables forces
matérielles, des dispositifs qui opèrent à travers des séries d'agents et
d'institutions.

Et s'il convenait de partir du travail de Coase, ce sont deux développements
principaux qui vont véritablement donner corps à l'idéologie propriétaire :
une nouvelle conception de l'entreprise (qui va donner lieu à l’idéologie de
la *share holder value*) et une extension de ses paradigmes à la réputée
« propriété intellectuelle ». Ce qui est intéressant c’est qu’aujourd’hui la
crise fait voler en éclats ces deux piliers de l’idéologie propriétaire



Voyons d’abord le cas de la théorie de l’entreprise. La théorie qui s’est
imposée avec la pensée propriétaire (dite « théorie de l’Agence ») peut être
résumée comme suit : 1/ l'entreprise doit être considérée comme un nœud de
contrats passés entre acteurs individuels, la firme comme telle n’existe
pas, c’est une « fiction légale » disent ces auteurs ; le tout de la firme
se ramène aux contrats inter-individuels ; 2/ plus ces contrats et les
droits de propriété dont ils sont l’expression sont pleins et entiers plus
l'entreprise est efficiente ; 3/ les problèmes d'asymétrie d'informations
qui subsistent peuvent être surmontés par la mise en place de dispositifs
institutionnels, des incitations visant à faire en sorte que les assujettis
(les agents) se comportent conformément aux intérêts des dirigeants (les
principaux). La firme ainsi caractérisée n’est pas distincte du marché et
son efficience pleine n’est atteinte que si les contrats sont gérés de façon
à maximiser la satisfaction des actionnaires – qui sont présentés comme les
« residual claimers », les bénéficiaires de la valeur résiduelle quand tous
les coûts ont été couverts. S’il faut gérer en fonction des intérêts des
actionnaires (détenteurs de titres financiers), c’est parce qu’à la
différence des autres participants au nœud de contrat ils sont les seuls
dont la rémunération n’est pas garantie (tous les autres sont des « contrats
claimers », ils sont les seuls « residuals »). Dès lors, maximiser « le
reste » est la voie qui doit s’imposer pour garantir l’efficience.

La traduction de cette théorie a été la mise en place de principes de
management entièrement tournés vers la fameuse « création de valeur pour
l'actionnaire » (*shareholder value*) dont la quintessence est que
l’entreprise doit se concentrer sur la production du *free cash flow* le
plus élevé possible pour le distribuer aux actionnaires. Ceci découle
directement de l’idéologie propriétaire. En effet, selon cette approche, les
actionnaires détiennent des droits de propriété ultimes sur l'entreprise et
l'efficience impose que la gestion des firmes se fasse conformément à leurs
intérêts. On a ici le cœur de l'argumentation qui a présidé au réagencement
du management des firmes au cours des trois dernières décennies.

Cette transformation a conduit à un gigantesque rapt des
propriétaires/actionnaires (auxquels ont été associés les hauts managers)
sur la valeur créé, un rapt qui d'ailleurs se poursuit aujourd’hui en dépit
de la crise.



Pour s'imposer, la théorie des droits de propriété et de l'Agence a dû
batailler ferme avec une approche alternative qui a été longuement
dominante, celle des partie-prenantes (*stakeholders*). Développée par Berle
et Means dans leur ouvrage de 1932, *The Modern Corporation and Private
Property*, cette perspective avance que l'entreprise est le résultat de
compromis entre différents acteurs et que son bon fonctionnement au sein du
capitalisme implique une relative pérennité de ces compromis, même s’ils
peuvent changer au cours du temps. La victoire des tenants du pouvoir des
actionnaires va finalement précipiter la crise de l'idéologie propriétaire.
Elle a conduit à la dislocation (dans l’entreprise et bien au-delà…) de ce
qui pouvait subsister du « pacte social » qui s’était noué dans
l'après-guerre. Nous nous trouvons désormais dans une situation où une toute
petite minorité non seulement s'accapare des proportions gigantesques de la
richesse sociale mais y ajoute une violence symbolique extrême. En effet, la
justification avancée est la suivante : « c'est nous qui nous accaparons la
valeur parce que c'est nous qui l’avons créée ! ». Ceci est une manière de
signifier que les autres parties prenantes (à commencer par les salariés) ne
valent rien, et ne contribuent en rien à la valeur créée. C'est un
retournement extrêmement fort. Dans les années 1970, lorsque la lutte dans
les entreprises était beaucoup plus intense et la menace du chômage moins
pressante, le discours des patrons était tout autre. Il s’efforçait de
diffuser l’idée que l'entreprise était une « communauté de destins » au sein
de laquelle il fallait se montrer solidaire, se serrer les coudes.
Aujourd'hui, on a complètement changé d'univers. Avec les niveaux extrêmes
d'inégalités et les arguments avancés pour les justifier, l’ancien discours
patronal sur « la communauté de destin » n'est plus tenable. Il a d’ailleurs
disparu. La nouvelle idéologie qui prévaut est maintenant de type « Prends
l’oseille et tire-toi !» . Du coup le rapport des salariés à leur entreprise
se trouve bouleversé : lorsque des mobilisations emblématiques, comme celle
de Continental en 2009 mettent au cœur de leurs revendications le niveau des
primes de départ plutôt que la défense de l'emploi, s’exprime une forme de
focalisation « jumelle » ; elle vise à tenter de récupérer – avant d’être
éjecté – au moins une partie de la valeur que les salariés savent avoir
contribué à créer. Personnellement je ne suis pas étonné par ces
manifestations. De même que ne m’étonne pas non plus le développement de
formes de lutte basées sur la menace (balancer des produits chimiques dans
le Rhin …). Lorsque toute la pratique de la gestion des entreprises a
consisté – avec le plus grand cynisme – à créer du cash et à se le partager
entre actionnaires et hauts managers, sans aucun égard pour ce que peut
signifier une entreprise et la communauté qu’elle constitue, pourquoi
voulez-vous que les salariés s’installent en « vestales » de valeurs dont
les dirigeants eux-mêmes montrent tous les jours qu’elles n’ont plus cours !

Dans le domaine de la théorie de l’entreprise, l’idéologie propriétaire
s’est donc révélée comme ce qu’elle est : un travestissement visant à
ré-installer de manière violente le pouvoir exclusif des actionnaires.



La seconde grande manifestation de l'idéologie propriétaire s’est affirmée
dans le domaine de ce qu'on appelle les droits de propriété intellectuels.
Pour la pensée libérale il y a en effet dans le domaine de la création et de
l'invention un problème majeur lié, comme je l’ai indiqué précédemment, au
caractère de biens publics de ces productions. Il est en effet fort complexe
d’imaginer des incitations à même de résoudre les situations d’échecs de
marché qu’implique l’activité de production des informations et
connaissances. La réponse apportée par l’idéologie libérale a été
l'instauration progressive d'une série de droits privés (dans l’esprit de
l’intuition de Coase) désignés comme des « droits propriété intellectuels »
et répondant à des logiques et des déterminations distinctes : droits
d'auteur, droits des brevets, marques, etc...

L'idée – souvent propagée par les tenants de l’idéologie propriétaire –
qu'il existerait un corps constitué et stabilisé de droits de propriété
intellectuels qui se rattacherait aux « droits humains » est une fiction
complète. C'est au contraire un processus historique extrêmement long,
chaotique, hésitant, qui a donné naissance à ce que qu’on désigne
aujourd’hui comme « droits de propriété intellectuelle ». Ainsi par exemple
en France pendant 135 ans (de 1844 à 1969) les brevets sur les molécules
thérapeutiques (les médicaments) n’étaient pas autorisés. On a ainsi
longtemps privilégié l’accès aux soins du plus grand nombre au moindre coût,
aux dépens de la récompense individuelle des inventeurs...


Cependant à partir des années 1970 et surtout des années 1980, on entre dans
une nouvelle période. À l’initiative des États-Unis, un renforcement
extrêmement fort de tout ce qui tourne autour de la propriété intellectuelle
est engagé. Les élites états-uniennes sont alors extrêmement préoccupées. Le
pays traverse une période catastrophique sur le plan économique avec une
perte de compétitivité spectaculaire vis-à-vis des japonais mais aussi des
coréens et, dans une moindre mesure, des européens. L'économie états-unienne
est en train de perdre du terrain à la fois dans les hautes technologies
(supercalculateur, semi-conducteurs, micro-électronique, aéronautique...),
et dans les basses technologies face aux pays du Sud émergents. Les débats
entre élites aboutissent à l’idée qu’un moyen efficace de restaurer la
compétitivité de l'économie consiste à convertir l'avance états-unienne dans
le domaine de la recherche de base en avantage économique. Pour cela, la
conviction s’établit qu’il faut durcir les droits de propriété intellectuels
et en particulier dans les deux domaines centraux que sont le logiciel et le
vivant, car ils correspondent aux deux vagues technologiques émergentes,
celles sur lesquelles les États-Unis doivent garantir leur compétitivité
future. La manœuvre (du grand art !) a consisté non seulement à conforter et
durcir les droits existants, mais aussi et surtout à faire remonter les
droits de propriété intellectuelle vers l'amont – c'est-à-dire de
l'invention vers la découverte – de manière à pouvoir breveter les résultats
de recherche fondamentale, domaine dans lequel les États-Unis disposaient
(et disposent toujours) d’une véritable avance. On a ici affaire à une
stratégie très largement délibérée, qui apparaît clairement dans les
rapports publiés par le Sénat des États-Unis à l'époque. Il faut aussi
évoquer dans ce cadre la décision hautement politique de la Cour Suprême des
États-Unis (arrêt Chakrabarty) de 1980 qui rend le vivant et les gènes
brevetables alors que toutes les décisions précédentes prises par
l'organisme chargé d'attribuer ou non les brevets (l’USPTO, US Patent
Office), conformément au droit et à la tradition, avaient rejeté les
demandes de brevets portant sur ce type d’objet. Le mouvement a atteint de
telles extrémités que l’on a pu parler à son sujet de « second mouvement des
enclosures », après les enclosures des biens pastoraux et forestiers,
l’enclosure par la propriété intellectuelle exclusive des biens
intellectuels et immatériels.





*Contretemps - **Pourquoi considères-tu que l'idéologie propriétaire entre
aujourd'hui en crise ? En quoi cette idéologie est-elle en cause dans la
grande crise économique contemporaine ?*



Aujourd’hui l’échec de l’idéologie propriétaire est patent et spectaculaire.


Cet échec s’exprime à plein notamment dans la crise financière qui a explosé
en 2007-2009 et qui se poursuit aujourd’hui avec la crise des dettes
souveraines. Ce qui est passionnant ici c’est que le point de départ et le
cœur de la crise actuelle (dite « des subprimes ») nous met au centre même
de l'idéologie propriétaire. Elle fournit une illustration parfaite de la
manière dont une idéologie se transforme en force matérielle, ici en une
force formidable de destruction.

Au cœur de cette crise il y a en effet la volonté de faire des américains
pauvres des « propriétaires » à toute force, en dépit du bon sens. Pour ce
faire on leur a fabriqué sur mesure des crédits dont on savait qu’ils ne
pourraient jamais les rembourser. L’essentiel était – en jouant sur
l’idéologie propriétaire – de les attirer dans la dette pour faire tourner
la machine à profits. Ensuite entre en scène l’idéologie de l’efficience des
marchés. Les banques n’ont pas gardé par devers elles les crédits
« pourris » consentis à des millions de personnes qu’elles savaient
insolvables. Elles les ont mis en petits paquets et les ont revendues, ce
qu’on appelle la « titrisation ». En titrisant les crédits, en les
marchéisant, on croyait diluer le risque pris et donc l’annuler. On a voulu
nier la dimension personnelle du contrat de prêt. La titrisation de ces
contrats (un fois émiettés et recomposés dans des actifs vendus sur le
marché) visait à transférer le risque sur les marchés financiers globaux.
Cette tentative de désencastrer du social la relation d'emprunt pour
l'inclure pleinement dans une relation de pur marché relève d'un
réductionnisme, typique de l’aveuglement de l’idéologie qui veut que les
marchés sont les supports de solutions efficientes. On n’a évidemment pas pu
supprimer l’insolvabilité. Et quand celle-ci est devenue patente, du fait de
la titrisation, la crise était partout dans le système financier, et l’a
fait exploser. La crise des subprimes révèle ainsi à la fois sa démesure et
les catastrophes à laquelle l’idéologie propriétaire – et son corollaire
celle de l’efficience des marchés – peuvent conduire.

Si l’on revient au cas des ménages qu’on a voulu à toute force embringuer
dans l’accession à la propriété, l’idéologie propriétaire s’est finalement
traduite par des huissiers et des policiers venant exproprier de leurs
maisons et jeter à la rue des centaines de milliers de ménages ruinés...





*Contretemps** - Le “prix Nobel” d’économie 2009 a été attribué à Elinor
Ostrom pour son travail sur les communs et leurs modes de gouvernance.
Comment te situes-tu par rapport à ces travaux ? Quels sont, pour toi, les
apports principaux de ce courant de pensée ?*



D’abord il faut dire que la conquête de nouveaux domaines (vivant,
logiciels, productions intellectuelles de diverses natures..) par la logique
de la “pensée-propriétaire”, à travers le renforcement et le durcissement de
la propriété intellectuelle, a rencontré d’emblée une série d’obstacles
majeurs à son déploiement et a généré de nouvelles, multiples et fortes
contradictions : freins à la circulation des connaissances, innovation
bridée, coûts de *litigation* énormes devant les cours de justice… ; surtout
la fragmentation et la multiplication des droits a conduit à une confusion
extrême sur l’étendue et la qualité des « droits » reconnus aux uns et aux
autres. Cette situation n’a cessé d’empirer et le système est en train de
devenir de plus en plus visiblement contre-productif, y compris dans une
pure logique de marché. En quelque sorte trop de droits a tué le droit.
Aujourd’hui aux USA il existe de nombreux rapports émanant des plus hautes
autorités (Académie des Sciences, rapport parlementaires…) disant qu’il faut
revenir en arrière, et repenser l’étendue et les objets de la propriété
intellectuelle.



C’est là qu’intervient Ostrom. Car qu’a-t-elle fait pendant la période de
montée de la “pensée-propriétaire” ? Ceci de remarquable : au contraire de
tous les courants hégémoniques du moment, elle s’est dédiée à l’étude
des *formes
sociales et institutionnelles qui organisent le partage, la mise en commun
des ressources, des droits, des biens matériels et immatériels*. Il faut lui
rendre hommage pour cela, car l’idée dominante des années 1980 et 1990
c’était réellement : sortis des droits exclusifs, point de salut !. Et ce à
l’échelle mondiale. Pensez au FMI, à la Banque Mondiale et au fameux
« Consensus de Washington ». Réactivation des mécanismes de marché et
privatisations (encore la vision de la nécessité de droits de propriété
pleins et entiers !...) étaient les deux mamelles de l’action publique
internationale, l’expression de la pensée propriétaire dans ce champ. En
France, pour parler de nous, cette idéologie à sa manière était et est
toujours très forte en raison notamment de l’importance du Code Civil, qui
place au cœur de ses constructions le concept de propriété exclusive, et a
toutes les peines du monde à reconnaître une quelconque autre forme de droit
de propriété.



Dans le contexte idéologique que j’ai rappelé, prendre pour objet d’étude
les anciens communs « fonciers » (forêts, pâturages, ressources en eau…),
tout comme d’autres formes de propriété et d’usages partagés (ce que Ostrom
désigne dans ses travaux comme des « Commons Pooled Ressources – des
ensembles de ressources mises en commun) et voir en quoi leur analyse
pouvait servir à penser les “nouveaux” communs (logiciels, notamment),
constitue une démarche vraiment remarquable. Qu’a fait précisément Ostrom ?
En s’intéressant à tout ce qui, dans l’histoire comme aujourd’hui, concerne
l’exploitation commune (ou en partie commune) des forêts, des eaux, des
prairies... et en montrant pourquoi ces formes de propriété partagée
s’étaient développées et étaient nécessaires, elle a apporté – de fait – des
démentis cinglants aux théories néolibérales qui prétendaient que les
communs sont destructeurs des ressources et que la propriété exclusive est
indispensable à leur préservation et leur développement. Au contraire de ces
points de vue, alors partout martelés comme des évidences, elle a montré que
la réalité est à peu près inverse : que dans nombre de situations ce n’est *
que* parce qu’il y a eu *partage et mise en commun* à partir de règles
librement acceptées de certains espaces, de certaines ressources... que
toutes sortes de systèmes de production (pastoraux, agricoles comme
industriels) ont été possibles sous une forme écologiquement et socialement
soutenable.



Puis elle a montré en quoi cela était transposable à des questions
contemporaines : à ce que l’on appelle les “biens publics mondiaux” (eau,
air, ressources génétiques etc...) mais aussi aux nouveaux types de communs
tels qu’il s’en invente aujourd’hui. On peut penser, par exemple, à ces
associations de gestionnaires de parcs naturels et/ou de forêts domaniales
qui mettent aujourd’hui en commun les semences et les souches de toutes les
espèces présentes dans leur périmètre, afin que chacun des membres du commun
puisse s’en servir pour reconstituer les espèces qui ont disparu dans le
domaine qu’il gère en propre, en raison de facteurs naturels, anthropiques
ou économiques. Ici, c’est le commun qui reconstitue par le partage des
ressources de biodiversité, ce que bien souvent l’exploitation capitaliste
basée sur la propriété privée et exclusive, a amputé et détruit.





*Contretemps** - Ne faudrait-il pas, pour mieux saisir cette question des
communs, essayer de les caractériser plus finement et distinguer par exemple
entre les biens communs “de flux” (susceptibles de se renouveler, comme
l’eau la forêt les pâturages etc.), les biens communs “de stock” (qui
constituent des ressources épuisables), les biens communs “immatériels” où
le fait de prendre n’enlève rien à la ressource elle-même (comme dans le cas
d’un fichier que l’on télécharge) ?*



On peut définir les communs de toutes sortes de façon : par la nature de
l’objet comme le suggère votre question, mais aussi par exemple – et ça fait
partie des apports d’Ostrom – par la nature des compromis réciproques, par
la nature de la gouvernance qui organise la mise en commun. En fait, on ne
peut pas faire une typologie unique des communs, on doit opter pour telle ou
telle classification en fonction de ce que l’on veut mettre en évidence ou
comprendre. Mais j’insiste sur un point. Le commun n’est pas une donnée
naturelle. C’est un construit social., un arrangement institutionnel entre
parties prenantes. Ostrom, à juste raison, insiste sur ce point : derrière
chaque commun et comme sa condition il y a de *l’action collective*. La
biosphère ne deviendra un commun véritable que lorsque des accords auront
été passés pour la préserver. Et nous voyons (après Copenhague) que parvenir
à des tels accords est tout sauf simple !



Ostrom a été importante pour plusieurs raisons : parce qu’elle a pris les
communs comme objet d’étude à un moment où l’idéologie dominante et
agissante ne valorisait que la propriété privée et exclusive ; parce qu’elle
a montré que les “anciens” communs étaient souvent des systèmes fiables et
efficaces ; parce qu’elle a étudié l’applicabilité de ces formules de
gestion des ressources à de nouveaux objets – fonciers ou non – et qu’elle a
anticipé ce en quoi ces construits institutionnels pouvaient être
applicables à ce que l’on appelle aujourd’hui les “communs intellectuels”.



Une autre de ses contributions a été de mettre le doigt sur les difficultés,
en analysant *les modes de gouvernement des communs*, et ce en quoi ces
modes permettent – ou non – la soutenabilité de ce qui est mis en commun. En
effet, dans les communs, se définissent des ensembles de droits et
d’obligations entre les acteurs à l’origine de communs et qui contribuent à
leurs constitutions. On peut imaginer toutes sortes de situations où les
contributeurs ne contribuent pas avec des ressources de la même importance
et/ou des ressources qui n’ont pas la même valeur stratégique. Même si
l’association et la combinaison de ces ressources est nécessaire aux uns des
autres. Dans ce contexte, *définir le système des droits et des obligations*,
les conditions d’utilisation des ressources mises en commun, décider par
exemple si le produit du travail fait sur ces ressources va être ou non
remis en commun, et sous quelles formes… voilà des questions essentielles.
Le commun est une solution, mais une solution qui nécessite de construire
des institutions, des systèmes de règles, de normes… acceptés et respectés
par tous. C’est en ce sens que le commun présuppose et est basé sur de
l’action collective.



Il faut rajouter qu’en même temps qu’Ostrom travaillait sur ces sujets, on a
eu la montée du mouvement de l’*open source *dans le monde des logiciels, un
mouvement qui bien sûr a été décisif, parce que, même en n’utilisant pas la
terminologie des communs, c’est lui qui a poussé le plus loin la réflexion
pratique sur les différents types de droits et d’obligations que doivent
partager les membres de la communauté d’usagers des logiciels concernés.
Dans ce cas la réflexion et l’élaboration se sont concentrées sur la nature
des différents outils juridiques (les fameuses « licenses ») qui régissent
la manière dont les ressources mises en commun sont utilisées. C’est aussi
dans ce domaine qu’a été démontré dans le même mouvement le caractère viable
et performant de la forme “commun” pour les produits immatériels, dans la
mesure où dans tout un ensemble de domaines les logiciels de référence sont
aujourd’hui des outils *open source*, développés en commun. C’est ainsi
qu’aujourd’hui d’immenses compagnies comme Sun ou IBM sont en train de
basculer vers l’*open source*. Bien sûr, ce faisant, elles poursuivent des
intérêts qui leurs sont propres, mais le fait qu’elles décident de passer
par des communs – et donc pour partie acceptent de se soumettre à ses règles
– n’est pas sans signification sur l’importance désormais prise par les
communs dans ce domaine d’activité.





*Contretemps** - Comment vois-tu les principales batailles qui se jouent
aujourd’hui sur le front des communs immatériels, de l’information, des
biens culturels ?*



Le principal défi aujourd’hui – hors le champ des logiciels, où la preuve a
été faite de leur importance et de leur soutenabilité – c’est de démontrer
que les communs sont une alternative à la propriété exclusive pouvant
s’appliquer dans de très vastes et nombreux domaines. La crise de cette
forme de la propriété exclusive est avérée, notamment en matière de
propriété intellectuelle mais pas seulement (pensons aux biens publics qui
participent de la crise écologique, comme l’eau ; la biosphère…). Il faut
donc trouver des alternatives, et les communs sont de bons candidats pour
cela. *Les communs permettent de sortir du dilemme 0/1 : ou la propriété
exclusive, ou la propriété d’État*. Le commun ouvre une variété de solution
et il donne l’initiative aux acteurs et à leur capacité à imaginer des
solutions appropriées à leurs besoins, en les incitant à passer les
compromis qui seuls peuvent permettre aux communs de venir à existence.
Ainsi pour tous ceux qui ressentent le besoin et la nécessité de sociétés
alternatives, différemment organisées que les sociétés capitalistes
d’aujourd’hui, les communs apportent une série d’instruments formidables. Il
y a tout un champ d’organisations sociales où l’on peut à la fois bénéficier
de la puissance multiplicatrice qu’est la mise en commun et préserver les
individualités, les privacités, les particularités : c’est cela la force des
communs.



Les principales batailles, ce sont bien sûr celles qui se mènent aujourd’hui
sur le front de la crise écologique et sur celui de la production
intellectuelle et artistique. Mais il faudrait étendre la réflexion et
l’action au domaine de la finance : car on pourrait tout à fait réfléchir à
créer des communs dans ce domaine, ce ne serait pas le dernier domaine
d’application possible et utile. Le défi est entre nos mains : prendre au
sérieux le potentiel qu’apportent les communs, être bien conscients du fait
que c’est une chose compliquée mais aussi se convaincre que cette
orientation de la pensée et de l’action est porteuse d’une série de
solutions complètement originales par rapport à ce qu’ont pu penser les
penseurs historiques du socialisme ou du communisme.





*Contretemps** - D’où tes recherches à propos des modèles économiques qui
sous-tendent les communs ? *



Effectivement une des ambitions de la recherche que je mène avec mes
collègues consiste à analyser, à partir de l’étude de toutes sortes de
communs existant ou en gestation, ce qui fait leur soutenabilité à long
terme, leur robustesse, leur viabilité économique. Nous cherchons des
agencements types correspondant à des boites à outils pour des séries
données de problèmes.





*Contretemps** - Et à plus court terme, peux-tu préciser en quoi pour des
mouvements sociaux, cet outil des communs peut-il être utile aujourd’hui ?*



L’écologie est un champ prioritaire et privilégié de réflexion pour les
communs. Prenons le cas de l’eau. Un des enjeux cachés des grandes batailles
du Moyen-Orient c’est l’accès à l’eau, celle du Jourdain en particulier
(mais pas seulement si l’on déplace plus à l’Est vers la Mésopotamie où
coulent le Tigre et l’Euphrate). Il est clair que la bataille pour l’eau est
saisie dans d’autres enjeux, qui se donnent comme nationaux et identitaires
(quelle Palestine ? quel État d’Israël ?..). Hors des enjeux sur lesquels
une action proprement politique est nécessaire, penser en termes de communs
plutôt qu’en termes d’intérêts souverains des États peut ouvrir des
perspectives nouvelles ; dans un certain nombre de cas, si les acteurs
s’emparent des questions pour les poser et les traiter en termes de communs,
ils peuvent en “déposséder” les États et ainsi changer y compris la nature
des affrontements et des compromis entre les puissances régionales.





*Contretemps** - A propos maintenant des services publics, on pourrait
imaginer des solutions où les citoyens, au lieu de s’en remettre à des
autorités nationales, régionales ou municipales, s’organisent sur le mode
des communs pour assurer certaines tâches. Mais en même temps, cela peut
apparaître comme un piège, en ces temps de recul. Comment vois-tu cette
tension, qui semble importante à travailler ?*



Je vois bien le piège que vous mentionnez et que vous essayez d’éventer par
anticipation. Mais il y a une troisième solution. Les acteurs ayant intérêt
à un commun peuvent penser leurs solutions et propositions (y compris en
termes d’obligations et de droits qui les lient), jusqu’au point où ils se
retournent vers l’État en lui disant : c’est cela qu’il faut faire : telle
organisation du service postal ou bancaire…. On n’est pas forcément dans une
logique de substitution mais dans une logique de la “mise devant la solution
accomplie”. En tout cas ce serait interférer, bousculer le jeu de la
pratique étatique par le fait que les acteurs ont, dans une logique de
commun, apporté des alternatives, des éléments de solution.



Plus je réfléchis à cette question des communs, plus je pense qu’une série
d’outils et de solutions négligées, laissées tout à fait en-dehors des
grands projets d’étatisation et de socialisation peuvent être réévalués. Les
communs peuvent permettre de repenser des formes classiques aujourd’hui
souvent épuisées (du type : sociétés mutuelles, coopératives etc…) en leur
donnant une nouvelle vigueur et jeunesse. Au-delà encore, on peut sans
doute, à travers les outils que proposent les communs, redonner chair à ce
vieux fonds de socialisme utopique (qui, il faut bien le dire, a longtemps
été maltraité par le marxisme – et pas forcément à mauvais escient…), au
moyen des outils, des dispositifs, des solutions qu’offrent les communs.
C’est ainsi tout un versant de la pensée critique qui peut aujourd’hui
reprendre une actualité, une possibilité, une couleur, en donnant à
l’alternative que nous recherchons force et consistance.



Á condition cependant de ne pas re-fabriquer une nouvelle idéologie ou de
prendre en otage la notion dans des vieux discours. Il faut absolument se
garder de cela. Je le dis d’autant plus fermement que je vois bien comment
de partout aujourd’hui on prend en otage le mot, pour rhabiller de vieilles
idéologies… (voyez par exemple la longue interview donnée par A. Negri dans
la *Revue Internationale des Livres et des Idées, *n°16). L’opération de
détournement consiste à associer le mot « commun » à une rhétorique
aujourd’hui déjà éculée sur la supposée irrépressible « montée de la
puissance cognitive du travail », du sujet comme « multitude » , du
« biopolitique », et autres notions fabriquées dans de tous autres ordres et
contextes …. Si l’on veut en finir avec la* nouveauté *et donc aussi la
puissance subversive que porte le mouvement des communs, rien de tel que de
l’instrumentaliser dans de vielles formules, comme tente de le faire
aujourd’hui par exemple (car il n’est pas seul dans ce cas), le discours
post-opéraiste. Les communs, tels que je les entends et comme on les voit se
constituer et exister ne sont pas de l’idéologie : ce sont des outils, des
instruments qui peuvent se montrer formidablement efficaces pour faire face
aux défis de favoriser le développement économique, la justice sociale et la
soutenabilité écologique, qui constituent aujourd’hui plus que jamais, les
défis qu’il nous faut affronter. Si l’on veut que le nouveau mouvement des
communs, qui ne fait que prendre son essor, tienne toutes ses promesses, il
faut le respecter, se mettre à son écoute, l’aider à s’affirmer. Et surtout,
ne pas le prendre en otage dans des discours ou des causes qui ne sont pas
les siennes.
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